La mondialisation est souvent prétexte aux discours pompeux sur l’impuissance croissante des États. Il m’apparaît donc important d’aborder un phénomène qui découle de cette domestication de l’État par notre divin marché : « l’état d’exception permanent »
J‘entends déjà certaines de vos réactions : « qu’est-ce qu’il nous raconte encore ? », « il va encore nous sortir ses théories fumeuses venues tout droit de récits d’anticipation! » .
Mais je commencerai pas répondre à :
« Mais c’est quoi ce truc ? »
« L‘état d’exception » nous vient d’un concept remontant à l’antiquité romaine : « la dictature », évoquée notamment par K. Marx lorsqu’il parle de « dictature du prolétariat ». Je vous vois déjà, là, à frissonner dernière vos écrans d’ordinateur, en imaginant les chasses à l’homme orchestrées par Sylla, les têtes coupées sous la dictature du populiste Marius ou les majestueux procès staliniens. Mais n’ayez crainte cher(e)s ami(e)s, en dehors de ces phénomènes folkloriques, il y a eu de multiples exemples beaucoup moins sanglants de ces suspensions de l’ordre constitutionnel tout au long du XX ème siècle. L’exemple le plus connu est d’ailleurs la seule utilisation de l’article 16 de la Constitution lors de la crise dite du « putsch des Généraux» de 1961, lorsque des militaires partisans de l’Algérie française ont tenté de renverser le Général de Gaulle
Il y a, il ne faut pas l’oublier, un second élément dans cette définition. Il s’agit du côté anecdotique et provisoire de « l’état d’exception », (hé oui s’il y a ex-cep-tion !!! c’est pas pour les chiens). Donc, pour ceux qui ont Alzheimer, la dictature (ou « l’état d’exception »), c’est une suspension provisoire de l’ordre constitutionnel pour répondre à un péril imminent. Tout comme « le droit de résistance », « l’état d’exception » s’oppose au droit, au nom du droit.
Une république qui faiblit, qui coule et qui fait « blic blic blic »
Le problème est que ce phénomène, est devenu un « paradigme de gouvernement ». Émancipé des contraintes temporelles, il est aujourd’hui un concept politico-juridique durable. Accentué par les attentats du 11 septembre et la guerre contre le terrorisme, qui n’ont laissé aucune législation intacte, le phénomène a en réalité été amorcé dès la première guerre mondiale lorsque les belligérants ont dû mettre en place des lois d’exception.
C‘est à partir de cette époque que l’on a assisté à un effondrement progressif de la division des pouvoirs. Ce qui nous permet aujourd’hui d’observer conflits d’intérêts sur conflits d’intérêts. Les comptes helvétiques de Cahuzac, les magouilles de notre Tapie hexagonal, etc… etc… sont parfaitement révélateurs du système dégueulasse qui s’est mis en place. Le pouvoir exécutif ayant pris petit à petit le pas sur les pouvoirs législatif et judiciaire, notre 5ème République a finalement donné naissance à un machine politique clientéliste, pour ne pas dire mafieuse.
J‘espère que vous ne m’en voudrez pas mais j’aimerais passer les arguments maintes et maintes fois ressassés autour de l’hyper-présidentialisation de notre régime. Oui et oui, c’est un problème. Mais ce qui m’inquiète depuis quelques temps, c’est la normalisation du « gouvernement par décret ». Le décret (norme émanant de l’exécutif ayant force de loi) est devenu sans que personne ne s’en offusque, une manière comme une autre de légiférer ; puisqu’il faut être capable de répondre le plus rapidement possible aux injonctions du Grand Marché Tout Puissant. Et même si les décrets sont validés par le parlement, la banalisation de cette pratique a eu pour effet de transformer les assemblées en de simples chambres d’enregistrement à la botte de l’exécutif. Alors fini les longs débats et les fastidieux discours de l’Assemblée Nationale qui sont pourtant nécessaires à la vie démocratique d’un pays. Face à l’impératif économique, les débats ne peuvent avoir lieu. Certains vous diront d’ailleurs qu’ils sont inutiles, puisqu’une seule politique est possible. Il nous devient donc impossible de proposer des politiques alternatives.
Comme bel air de Wagner
Laissons de côté pour l’instant cet aspect pour en venir à des considérations un peu plus matérielles.
« L‘état d’exception » s’incarne concrètement sur le territoire. La prison de Guantánamo en est un exemple particulièrement criant. Les États-Unis y enferment des individus sous le titre de « combattants illégaux » et non de prisonniers de guerre. Ils n’ont donc pas de statut juridique clairs, ce sont des êtres juridiquement inclassables. Et sans vouloir marquer des points Godwin, cette situation ressemble étrangement à celle des Juifs des Lagers nazis. Dans les deux cas les individus ne sont pas seulement privés de droit mais sont considérés extérieurs à toutes juridicité. Et comme en France, nous produisons un certain nombre d’Eichmann en puissance (policards et fonctionnaires complètement aliénés), nous faisons la même chose avec les roms et les sans-papiers. C’est notamment en ça, que « l’état d’exception » est devenu un paradigme de gouvernement, transcendant à la fois les partis et les frontières.
A part ça, ce phénomène politique s’explique par l’avènement de l’ère atomique. Le nucléaire en termes d’infrastructures, de gestion de risque, a obligé à un accroissement du pouvoir de l’Etat. Cela était inévitable pour pouvoir mettre en place correctement les structures organisant la production et la circulation de l’énergie nucléaire que ce soit dans le civil ou le militaire. Et vous comprendrez, qu’il a aussi insinué une extension du secret d’État, limitant par la même l’espace publique. Les conflits ont alors été modifiés par l’équilibre de la terreur, ce qui a laissé place à une augmentation des conflits secondaires (guerres civiles, terrorisme, antiterrorisme). Nous avons par conséquent vu s’estomper la frontière entre guerre et paix, justifiant l’avènement d’un état de violence permanent.
« L’état d’exception permanent », vous le comprendrez bien, n’est donc pas le résultat de restes monarchiques ou absolutistes, ni la persistance cafardesque de l’Ancien Régime. Ce phénomène est un pur produit de nos systèmes démocratiques occidentaux. Quelles conclusions devrions nous donc en tirer ?
« L‘état d’exception » a suivi comme son ombre la construction démocratique, mais cette ombre s’étend aujourd’hui au point d’éclipser nos démocraties. Cela relève du lien intime entretenu entre la violence et le droit. En délimitant la violence légitime et celle qui ne l’est pas, le droit porte en son sein la violence dont « l’état d’exception » est l’incarnation. Pour cela, seule une activité révolutionnaire, visant à transformer les institutions, peut trancher ce lien étroit. Il s’agit donc de faire advenir un réel « état d’exception », c’est à dire l’élection d’une assemblée constituante, pour mettre fin à ce système politique où le peuple est écarté, et les chambres méprisées.