La première fois que j’ai donné mon sang, c’était à la fac d’Evry. Je crois que ça fait 10 ans. Merde, ça passe vite 10 ans. J’avais 18 piges, les dents qui vont avec, et le petit pécule que me donnait ma mère pour bouffer le midi. Le don du sang, c’était pour moi un sandwich gratos, donc de quoi se payer une bière le soir. Faire un beau geste, finalement, ça tient à peu de choses.
Mais aujourd’hui ça a changé. Bon j’ai de quoi me payer la bouffe le midi, mais c’est pas ce qui m’a détourné de la pompe à hémoglobine. Manifestement, depuis mes 18 ans, mon sang est devenu impur. Tant qu’il n’abreuve les sillons de personnes…
Qu’un sang impur
Tout d’abord, il faut rappeler une chose, le don du sang, comme beaucoup de trop de choses dans notre pays, c’est régi par une bureaucratie. Une bureaucratie, ça fait pas dans le détail, un peu comme les colons avec le découpage de l’Afrique. C’est chirurgical, précis, mais ça n’a pas grand rapport avec la réalité. Comme si un immense quadrillage tombait sur la France et décidait de la découper en 13 régions qui n’ont pas le moindre sens… Ah ah, heureusement, on en est loin…
Donner du sang étranger à un corps, ça comporte forcément un certain nombre de risques. Certes moins que de lui en enlever en espérant qu’il guérisse mieux, il y a quelques progrès en médecine. Mais rien n’est 100% sûr. Parmi les risques, il y a évidemment celui d’un sang du donneur infecté. On parle du VIH, mais ça peut concerner plein d’autres virus/maladies.
Donc le principe de la bureaucratie, dans ces cas-là, c’est de fixer un taux. Parfois ça sort de nulle part, parfois c’est plus scientifique. Pour ce cas je ne sais pas, j’espère que c’est plus scientifique que les 3% de déficit autorisé par Bruxelles par exemple. Ce taux de contamination chez une population divise ainsi les donneurs volontaires en deux catégories : ceux qui sont « à risque » et les autres.
Vous l’aurez compris, les homosexuels… Du moins tout homme ayant été pénétré par un pénis (ce qui est en soi une définition contestable de l’homosexualité)… Donc les homosexuels, dans cette définition, ont un taux de contamination au-dessus dudit taux accepté. A priori rien de moral, la simple froideur de l’administration, si je ne considère pas les raisons qui ont amené à fixer ce taux en particulier (que j’ignore). Si on ne considère pas non plus la trouvaille du gouvernement qui consiste à donner l’autorisation au bout d’un an d’abstinence. Peut-être une manière de dire « ok, mais seulement si vous regrettez ! » Soyons un peu sérieux…
Seulement voilà, moi qui n’ai jamais eu d’expérience homosexuelle (dans la stricte définition de l’EFS), je ne suis pas pour autant assez « safe » pour partager mes globules rouges. Amis pédés, frères d’impureté… je vous salue.
Question de mœurs
Je peux comprendre qu’il faille un moment fixer un taux, quitte à le revoir régulièrement. Mais mon expérience du refus a été loin de ce qu’on peut s’imaginer de l’extérieur. Jusque-là, j’avais répondu assez innocemment aux questions. Puis un jour la médecin (Mme. Quinn disons) s’arrête, me regarde, et me dit « Vous avez changé de partenaire sexuel les 4 derniers mois ? »
Ah oui, je vous avais pas dit. À 18 ans, j’étais jeune, je tombais amoureux, si bien que mes premières relations ont été plutôt… durables disons. Je ne dis pas ça avec mépris pour ce que j’étais, simplement je respectais bien les cadres que la société m’avait fixé en terme de mœurs sexuelles. Les temps ont changé, on grandit on fait ses expériences. On a 20 ans, puis quelques brouettes, et plus ça va, plus j’ai l’impression d’avoir pris le chemin vers la stabilité du couple en sens inverse. Mais bon j’avance en me disant que, si ça se trouve, c’est une boucle.
Revenons au docteur Quinn : « Vous avez changé de partenaire sexuel les 4 derniers mois ? ». C’était la première fois que ce critère me sautait à la gueule.
– Hum, bah oui, mais je me protège quand même.
– Je suis désolé mais ça va pas être possible ».
La discussion qui a suivi a été pire. Je suis ressorti avec un sentiment assez mitigé, entre la sensation d’avoir inconsciemment une vie Rock’n Roll et celle d’être un débauché. Pour la première fois de ma vie, on m’expliquait que je n’avais pas un mode de vie sain, que j’étais dans une « population à risque », avec un certain mépris qui m’a glacé. Ça doit faire 5 ans à peu près. Et depuis je ne suis jamais plus rentré dans les cases.
Une pote était venue avec moi ce jour. Même refus, une première pour elle aussi, le choc en sortant : « j’ai l’impression d’être une pute ». Tout était dit.
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Au fond, ce qui ressort de cette expérience, c’est que le critère n’a pas été aussi violent que la relation humaine. C’est aussi, qu’à une échelle infime, j’ai pu ressentir ce qu’on fait quotidiennement subir aux femmes quand elles ne rentrent pas dans les cadres réactionnaires. Elles le subissent dans ce cas, chez leur gynéco parfois, mais plus largement dans la production culturelle, dans leur famille, auprès leurs ami-e-s et leurs collègues…
Je ne donne plus mon sang, du moins toujours pas. Et au fond, quand j’y réfléchis je n’arrive pas bien à savoir si la raison est vraiment bureaucratique, ou si elle fait sens, encore, avec une société en décalage avec les libertés que nous nous sommes octroyées…
C’est peut-être de la que vient ma fierté, parfois, d’avoir un sang impur…