(article publié dans la revue À Gauche)
Féminisme, République, Laïcité : ce sont pour nous, aujourd’hui, trois registres et trois formes complémentaires de l’émancipation humaine. Mais il aura fallu un siècle et demi pour que le combat républicain, laïque en son cœur, et le combat féministe se rejoignent et se confondent.
Les rendez-vous manqués
Les femmes, qui avaient pris part aux luttes de la Révolution Française, que ce soit dans la rue, lors des journées insurrectionnelles, ou dans les clubs politiques, pouvaient attendre que la République leur reconnaisse d’emblée des droits semblables à ceux des hommes. On sait qu’il n’en fut rien : la reconnaissance de leur dignité par la Déclaration des Droits de 1789 resta toute abstraite. On leur dénia d’emblée le droit de cité, on ferma leurs clubs, on leur reprocha durement d’avoir voulu outrepasser les limites à l’intérieur desquelles la tradition les cantonnait. Et l’on s’empressa de rétablir, au sein du couple, la primauté du mari, que les législateurs de 1792 avaient remise en cause.
Après ce rendez-vous manqué, la cause des femmes continua à avancer de manière souvent souterraine, par des initiatives individuelles, à l’intérieur de petites communautés, associations, écoles, journaux, c’est-à-dire en marge des grands combats politiques. Non que les femmes se soient alors désintéressées du combat républicain : dans les luttes du milieu du XIXe siècle, elles sont souvent aux avant-postes, et ne craignent pas de faire feu du haut des barricades. Mais cela ne suffit pas à leur attirer la bienveillance des grands leaders républicains. Même les plus radicaux (comme Proudhon) jugent leurs prétentions politiques inconvenantes et le font savoir. On peut, à l’époque, se dire républicain et se satisfaire de l’état de minorité sociale et politique dans lequel les femmes sont maintenues.
La Commune, puis l’instauration de la IIIe République donnent aux femmes un peu plus de place dans l’espace public. L’instauration d’une école primaire gratuite, laïque et obligatoire destinée aux deux sexes, puis la création des lycées de jeunes filles (loi Camille Sée, 1880), offrent aux femmes de nouvelles perspectives et de nouvelles ressources, même si de lourdes disparités persistent entre la formation des garçons et celle des filles. Dans la politique de progrès scolaire, combat républicain et combat féministe, longtemps dissociés, se rapprochent enfin. Mais sans se confondre. Car la République répugne encore à accorder l’entièreté des droits politiques aux femmes, malgré la montée des revendications des « suffragistes ».
L‘explication principale de cette défiance à l’égard des femmes, c’est, paradoxalement, la préoccupation laïque : pour les républicains, les femmes sont sous la dépendance de l’Église et des prêtres. Leur accorder le droit de suffrage reviendrait à offrir aux cléricaux un poids politique inespéré. Marguerite Bodin, institutrice républicaine, voit bien l’absurdité du raisonnement, qui inverse l’effet et la cause : « N’est-il pas naturel, écrit-elle, que [les femmes] aillent vers le prêtre qui les flatte et les enjôle ? Tandis que vous leur fermez vos réunions publiques et que vous les excluez de la vie sociale, l’Église leur ouvre ses portes toutes grandes ».
L‘argument est fort, mais il ne porte pas, même si, pour Jules Ferry, « celui qui tient la femme tient tout, c’est pour cela que l’église veut retenir la femme, et c’est aussi pour cela qu’il faut que la démocratie la lui enlève ». Les élus persistent dans leur opposition tout au long de la IIIe République. Même si les organisations de gauche accordent une place croissante aux femmes, et leur concèdent parfois une place au gouvernement, il faut attendre 1944 pour que les femmes obtiennent, par ordonnance, le droit de vote. Dans l’élan progressiste de la Libération, après un siècle et demi de luttes, l’antique fracture entre combat républicain, combat laïque et combat féministe semble enfin réduite. Depuis lors, la revendication féministe a pu s’appuyer sur l’affirmation des grands principes républicains et laïques.
La laïcité, un outil actuel au service de l’émancipation des femmes
Les principales religions monothéistes sont fondamentalement hostiles à l’émancipation féminine ; elles ont été créées à une époque où le patriarcat était particulièrement prégnant. Leurs textes fondateurs sont définitivement rétrogrades et sexistes. La femme est y systématiquement considérée comme pécheresse, inférieure à l’homme et seulement bonne à enfanter dans la douleur. Dans l’ancien testament, les femmes n’ont qu’une place de second rang, et elles sont humiliées lorsqu’elles ne parviennent pas à enfanter. « Sois béni, Seigneur notre Dieu, Roi de l’Univers, qui ne m’a pas fait femme » : telle est l’une des prières du rituel juif. Dans le nouveau testament, Jésus s’adresse ainsi à sa mère : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre toi et moi ? » (1ère épître aux Corinthiens / 14:34-35).
La Bible enjoint les femmes à être « tout dévouement pour leur mari comme il convient à des personnes unies au Seigneur. » (Épître aux Colossiens / 3:18) Dans l’épitre de Timothée, on trouve encore ces phrases remarquables : « C’est Adam a été formé le premier, Ève ensuite ; et ce n’est pas Adam qui a été séduit, mais c’est la femme qui séduite, s’est rendu coupable de transgression. Elle sera néanmoins sauvée en devenant mère, si elle persévère avec modestie dans la foi, dans la charité, et dans la sainteté. » La Bible fait également obligation aux femmes d’être voilées. Tout comme le Coran : « ô prophète ! Prescris aux femmes d’abaisser un voile sur leur visage. Il sera la marque de leur vertus ». Le livre sacré de l’Islam préconise la mort pour les femmes adultères et énonce, sans autre forme de procès, que « les hommes sont supérieures aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux là au-dessus de celles-ci. Les femmes vertueuses sont obéissantes et soumises.» Ce n’est donc pas un hasard que les autorités religieuses soient composées exclusivement d’hommes.
Pour protéger les femmes de cette vision rétrograde des rapports entre les sexes, il n’y a sans doute pas de meilleur instrument que la laïcité, c’est-à-dire la stricte séparation de la sphère publique et de la sphère privée, et l’exclusion du fait religieux de l’espace public. D’autant que l’aggiornamento ne semble pas à l’ordre du jour : les autorités religieuses poursuivent et intensifient leurs combats d’arrière-garde, comme l’a prouvé la position commune des diverses autorités religieuses françaises à propos du mariage pour tous. L’Église catholique a toujours manifesté sans vergogne son opposition aux droits des femmes, notamment lors des batailles fondatrices du féminisme liées à la maitrise de la procréation. Benoit VXI a récemment regretté que le lien indissoluble entre sexualité et maternité ait été rompu et s’est opposé à la légalisation de l’avortement au Mexique. En 2004, dans une Lettre aux évêques de l’église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’église et dans le monde, le Cardinal Ratzinger proposait une « collaboration entre les sexes » permettant aux femmes de rester au foyer tout en touchant une rémunération – une mesure, le salaire maternel, que l’on retrouve dans le programme du Front national depuis des décennies.
Du côté de l’Islam, la « question du voile » a envenimé les débats autour de l’émancipation des femmes. À un féminisme qui défend la liberté des femmes de pratiquer leur religion et de la revendiquer dans la sphère publique, nous opposons un féminisme émancipateur et laïc, condition d’une société dans laquelle la femme est l’égale de l’homme. Le voile est bel et bien, dans les textes religieux, l’expression d’une domination de l’homme sur la femme. L’interdire à l’école est permet donc de garantir l’égalité entre les sexes. Permettre l’émancipation des femmes, c’est bannir de l’espace public toute appartenance à une communauté religieuse, afin de gommer la domination des hommes sur les femmes engendrée par la religion.
Ces dernières années, la droite et l’extrême-droite ont voulu recouvrir d’un badigeon laïque leur traditionnelle politique de stigmatisation xénophobe ; elle s’est opposée aux prières de rues lorsqu’il s’agit des musulmans, mais ne moufte pas à propos des catholiques intégristes qui prient en toute impunité devant le CIVG de l’hôpital Tenon depuis des mois. Parallèlement, certains apologistes de l’Islam ont bricolé un « féminisme islamique » censé redonner un coup de jeune à des formes de dominations ancestrales. Quelques essayistes de la mouvance radicale-chic, qui vivent de paradoxes et de petits scandales, ont même entrepris de démontrer que le féminisme est, dans sa dimension laïque, intrinsèquement raciste et colonialiste. Face à ces provocations qui brouillent les frontières politiques, face au confusionnisme intéressé des uns et des autres, il nous faut garder les idées claires et continuer à défendre l’espace public contre les empiètements religieux, qui ne peuvent que desservir la cause des femmes.