C’est une histoire comme beaucoup d’autres, que j’ai lue de Gilles Balbastre. Elle est représentative d’un état de la société, à la fois dans son caractère de spectacle, mais aussi dans la profonde misère humaine qu’elle organise au quotidien.
Elle révèle le profond mépris de ceux qui se battent dans l’ombre et la connivence de ceux qui façonnent l’opinion publique avec la montée en flèche des idées réactionnaires… Le désarroi que le libéralisme crée dans les consciences collectives fait du frère l’ennemi et de l’ennemi un frère. Comme du compost, elle laisse moisir la frustration de destins brisés bientôt fertiles aux noires idées qui rongent l’humanité.
Il était une fois, à Dunkerque
Dunkerque, voilà un nom qui ne fait pas rêver. Spontanément, on pense au climat hostile de la mer du Nord, au ciel gris, aux trottoirs gris, aux bâtiments gris. Ça ne fait pas très carte postale. Mais c’est surtout le destin des ouvriers face à la désindustrialisation qui crève le cœur. Le chômage est la préoccupation quotidienne, le grand débat de la région, comme beaucoup d’autres en France.
La fermeture de la raffinerie Total en 2010 est une pierre de plus qui s’écroule de l’édifice. Elle fait l’objet d’une lutte, de certaines victoires administratives, et finalement d’une reconversion du site. « Reconversion » : ce mot sonne rarement comme une bonne nouvelle dans la bouche d’industriels. 350 salariés sont licenciés, mais la création d’une centaine d’emplois est annoncée sur le chantier par Sarkozy en 2011. Le compte reste négatif, mais le coup de com’ fait ses effets.
Une filiale locale d’EDF est maîtresse d’œuvre, les demandeurs d’emploi affluent. Jusque-là, le scénario est sans accroc…
Mais qui sont ces travailleurs ?
Sauf que voilà, quelques mois plus tard, ce ne sont pas les mêmes travailleurs que l’on voit pointer à Loon-Plage. L’opération vantait les mérites de l’emploi local. Elle sentait l’air frais du bout du tunnel pour de nombreuses familles. Elle l’a été sans doute pour certaines, mais le chantier prend des accents qui interrogent.
Les travailleurs détachés sont en effet nombreux, très nombreux (60%). Qu’est-ce que c’est ? Des ouvriers venus d’autres pays européens, payés et protégés en fonction des lois de leur pays d’origine. Une aubaine pour le maître d’œuvre, des économies garanties par une directive européenne construite dans l’ombre des couloirs de la Commission et qui, à chaque rediscussion, devient plus libérale encore. Une main-d’œuvre étrangère faute de pouvoir la trouver en France d’après le discours officiel. On peine à le prendre au sérieux.
Le droit du travail, lui, reste celui de la France, du moins en théorie, encore faut-il que les travailleurs le connaissent. La CGT s’active, non contre la présence d’étrangers qui sont dans le même bateau de la recherche de l’emploi par tous les moyens, mais contre le dumping social déguisé derrière cette pratique. Ils éditent des tracts en plusieurs langues sur les droits des travailleurs. Se font sacrément chahuter par la direction. Devant le site, des bus affrétés spécialement emmènent des convois d’ouvriers depuis les campings où ils logent, bien à l’écart de la cité, jusqu’à leur lieu de travail. Avoir un échange relève du défi. Même au rond-point public devant l’entrée, la direction fait tout pour qu’aucun dialogue n’ait lieu.
Pourtant, des soupçons très lourds pèsent sur les conditions de travail. Des travailleurs avouent faire certaines semaines de 50 heures. Les inspecteurs du travail tirent la sonnette d’alarme sur l’opacité qui les empêche de faire leur travail.
Une affaire qui fait du bruit ?
Les grands médias ne se pressent pas au portillon. Après la CGT, la CFE-CGC (syndicat des cadres), alerte à son tour, la presse locale commence à s’interroger. Mais ce ne sont que 15 pauvres militants FN, déployant une banderole sur le toit de la CCI, qui vont attirer l’attention des médias nationaux. La banderole dit « Emploi, les nôtres d’abord ». Le ton est donné, la question ne porte pas sur les conditions de travail, mais sur le rejet des travailleurs étrangers.
Sauf qu’on ne parle que de ça. Les syndicalistes présents depuis des semaines ont été méprisés et ignorés. On leur préfère le discours simpliste et haineux d’une poignée de nazillons reprenant les slogans d’avant-guerre alors dirigés contre les juifs. Une absurdité économique, une horreur philosophique, mais peu importe, ce qui compte c’est l’audience.
L’écœurement des milliers de chômeurs est plus que compréhensible. Le matraquage leur donne une cible toute simple, à leur hauteur, sans plus d’appel à l’esprit critique. Le FN surfe sur la vague avec la bénédiction du PAF. Comme un navire sans équipage que le courant mène à bon port.
Et la suite ?
La suite on la devine. Michel Sapin a fait la démonstration de l’inaction du gouvernement. Suite à des alertes d’agents de l’État, il fait une visite surprise annoncée la veille. Oui, c’est un nouveau concept. La direction prend le soin de laisser la plupart des salariés au repos. Rien à signaler donc.
La suite c’est aussi les élections européennes. Plutôt que de détricoter le mécanisme libéral du travailleur détaché, les médias ont offert un boulevard au FN qui fera une campagne à l’image de l’idiotie de son discours. Anti-Europe, anti-européen, anti-euro. Le terrain aura parfaitement été préparé pour que la population vote contre ses semblables étrangers au lieu de s’en prendre à ceux qui organisent le dumping social.
Les militants syndicaux font encore régulièrement le pied de grue devant l’entrée, loin des projecteurs. Les fachos dans leur canapé n’ont plus qu’à observer la mayonnaise monter à coup de grandes déclarations publiques. Voilà comment les médias ont choisi leur camp dans cette bataille.
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Des cas comme Loon-Plage, il y en a de nombreux en France. Le libéralisme crée le chômage de masse, le système médiatique le goût du scandale et la simplification à outrance. Le désarroi politique de la corruption alimente la suspicion du collectif. Chez soi, à l’abri des autres, on devient la cible idéale.
Libérons-nous de ces chaînes.
Romain JAMMES
Pour en savoir plus, l’émission Là-bas si j’y suis sur le sujet…